"Faut-il sourire ?" Ma réponse peut surprendre : pas obligatoirement. Nous sommes tellement habitués à associer la photo au sourire, que nous oublions que cette convention est relativement récente et qu'elle n'est pas la seule option pour capturer votre véritable essence.
FABRICE PIÑOL
Introduction
Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi, sur les vieux clichés, tout le monde avait l'air... disons, sérieux ? Presque renfrogné ? Aujourd'hui, on dégaine un sourire Colgate dès qu'un objectif apparaît. Mais d'où vient cette injonction au bonheur capturé ?
Pour comprendre pourquoi, remontons dans le temps, à une époque où le portrait était une affaire très sérieuse.
La Photo, un Rituel Solennel
Au XIXe siècle, la photographie n'était pas un simple clic. C'était un événement solennel, coûteux et techniquement exigeant.
- Le temps de pose : Au début (avant 1860), le temps de pose pouvait durer plusieurs minutes. Tenter de maintenir un sourire naturel pendant tout ce temps était tout simplement impossible. Une expression neutre et figée était donc de rigueur.
- L'héritage de la peinture : Les premiers photographes s'inspiraient des portraits bourgeois de la peinture. Dans ces milieux, la réserve et la dignité étaient des marques de réussite sociale et de bonne éducation. Le sourire était souvent associé aux classes populaires, aux ivrognes ou aux acteurs de théâtre... Bref, il n'était pas considéré comme "chic" ou convenable pour un portrait formel. Le visage austère symbolisait le sérieux et le statut.
En somme, se faire photographier était un acte de commémoration formel, pas une capture d'un moment spontané.
Kodak : La Révolution du Bonheur en Boîte
Tout bascule à la fin du XIXe siècle avec l'arrivée d'une entreprise américaine qui va démocratiser la photo comme personne : Kodak. Leur vision n'était pas seulement de vendre des appareils, mais de figer des moments de vie heureux.
Avec l'introduction de l'appareil photo Brownie à un dollar en 1900, la photographie est devenue accessible au grand public. Ce fut le début de la photographie instantanée (ou snapshot), qui a transformé un rituel formel en un cérémonial simple et décontracté.
- Le marketing de la joie : Les campagnes publicitaires de Kodak (souvent incarnées par la fameuse "Kodak Girl", une icône féminine souriante et active) ne mettaient plus en scène des poses guindées, mais des moments de jeu et de plaisir. On célébrait les anniversaires, les vacances, les naissances... et qui dit célébration, dit sourire !
- La promotion constante d'un usage joyeux a créé une nouvelle norme sociale. Le sourire est devenu la signature de la classe moyenne qui accédait à la propriété d'un appareil photo et immortalisait sa nouvelle "joie de vivre".
Kodak a réussi à créer un marché de masse en associant la photographie non plus à la ressemblance formelle, mais à l'expression du bonheur.
L'Influence du Cinéma
Simultanément à l'essor de la photographie amateur, le cinéma a joué un rôle crucial dans cette révolution expressive, surtout à partir des années 1920-1930.
- Les Idoles Souriantes : Les stars de cinéma, avec leurs expressions intenses et leurs sourires charmeurs, sont devenues les nouveaux modèles de portrait. Leur expressivité et leur attitude décontractée ont été largement imitées par le public dans la vie de tous les jours, et donc sur les photos. Le sourire à pleines dents s'est imposé comme un signe de modernité et de spontanéité.
- Le Nouveau Langage de l'Expressivité : Le cinéma, le photojournalisme, et les magazines illustrés ont valorisé une culture de l'expressivité par opposition à la culture de la réserve de l'élite traditionnelle. Le visage n'était plus une statue, mais un terrain d'émotions.
Le sourire est ainsi devenu un signe photographique autonome, une traduction de la sociabilité et de l'authenticité recherchées par les nouvelles classes moyennes.
Et le "cheese" dans tout ça?
Le mot "cheese" (fromage en anglais) n'a été adopté que tardivement, dans les années 1940, principalement aux États-Unis. Ce n'est pas parce que le fromage nous rend heureux, mais à cause de l'effet que sa prononciation a sur notre visage.
L'une des premières mentions documentées de cette astuce remonte à 1943 dans le journal américain The Big Spring Herald. L'article citait l'ancien ambassadeur américain en Union Soviétique, Joseph E. Davies, qui attribuait l'astuce à un "excellent politicien".
Davies affirmait que dire « Cheese » était une formule simple pour avoir l'air agréable sur les photos, quel que soit l'état d'esprit réel de la personne. Ce politicien serait le président Franklin D. Roosevelt, connu pour son sourire éclatant sur ses photos. L'astuce a ainsi gagné en popularité dans les cercles politiques, puis a été rapidement adoptée par la photographie de masse.
Il est amusant de constater que le "cheese" a eu des ancêtres qui poursuivaient des objectifs différents :
- "Prunes" (Prune): Date du XIXe siècle, en Angleterre. Ce mot forçait le sujet à serrer les lèvres et à faire la "moue". Cela permettait de réduire l'ouverture de la bouche, considérée comme disgracieuse et d'adopter l'expression de dignité de la haute société. Les soeurs Olsen ont repopularisé cette méthode dans les années 90.
- "Whiskey": Ce mot était parfois utilisé dans les années 20, le son final "ee" produisant déjà un léger étirement des lèvres.
- "Ouistiti": En français, notre célèbre "Ouistiti" a le même rôle que "Cheese", grâce au son "i" qui tire les commissures des lèvres vers l'extérieur.
Conclusion
Cette histoire est fascinante, elle nous rappelle surtout que le sourire en photo n'est qu'une convention, un héritage du marketing du 20e siècle.
Aujourd'hui, mon travail est de photographier votre personnalité, pas seulement votre sourire. Un sourire forcé est un sourire que l'on oublie. Un portrait réussi, lui, raconte une histoire, il transmet. On m'entendra souvent parler d'attitude, de technique pour poser les yeux ou la bouche, mais jamais de figer un sourire à pleine dent.
Quand vous venez me voir pour une séance, ne vous souciez pas de "bien faire". Je veux que vous soyez vous-même. Je vais vous guider pour que nous puissions capturer la vraie lumière en vous, celle qui n'a rien à voir avec un cliché, mais tout avec votre personnalité. Un shooting photo est une expérience que l'IA ne pourra jamais reproduire.
Alors, souriez si vous le souhaitez. Mais surtout, soyez "vous". C'est là que réside la magie des vrais portraits.
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Le Brownie qui rendit pour la première fois la photographie accessible

Le concept marketing basé sur la "Kodak Girl", sourire aux lèvres